Une fois encore, le fade soleil du Draël se levait sur la taverne assoupie, éclaircissant quelque peu l'épais brouillard qui flottait encore à cette heure précoce de la journée. Une fois de plus. Cela faisait trois semaines ce jour-là, trois longues, trois interminables semaines que la compagnie était rentrée à Fur-Draël, couverte de sang, mais victorieuse. Et depuis, rien, strictement rien, absolument rien... Oh! Bien sûr, les jours suivants paraissèrent si fugaces, entre joyeuses fêtes, beuveries et orgies, comme tous les lendemains de victoire, mais, bien vite, l'ennui, cruel et vicieux prédateur, n'avait pas tardé à remonter à la charge et depuis, tout n'était qu'une insupportable attente, chaque seconde se muant inexorablement en un siècle de passivité tant mentale que physique. Alors on s'entraînait, on commerçait, on chassait, on volait, on étudiait ou bien on priait mais, privés de la drogue du combat, tous ces passe-temps paraissaient en fin de compte bien futiles comparés à l'ivresse de la bataille, au frisson du risque et à l'orgueil de la victoire... Bref on attendait.
Enfin, à ce moment précis, il attendait. Seul dans le silence et l'obscurité éphémères du rez-de-chaussée, négligemment adossé au comptoir, Akavir méditait. Toute cette inactivité le tuait, lui, dont la vie ne se résumait jusque là qu'à une suite ininterrompue de péripéties perpétuelles. Il en avait perdu le peu de sommeil qu'il lui restait, sa bonne humeur et même jusqu'à son goût immodéré pour le larcin. Car quand on ne tue pas, on se met curieusement à réfléchir... trop.
Heureusement pour lui, le très léger craquement d'une des marches de l'escalier vint le sauver de ses sombres méditations. Suivant un vieux réflexe, le halfelin rapprocha nerveusement ses doigts de Froidelame, qu'il ne quittait jamais... mais un éternuement feutré mit fin à ses délires paranoïaques. Ce n'était qu'Elessar.
En effet, le jeune elfe, achevant de descendre l'escalier à pas de loup, se dirigea vers la porte miteuse de la taverne puis s'interrompit à mi-chemin, face à Akavir. Les deux compères se dévisagèrent longuement. Dans leur regard las, on lisait clairement l'ennui... et l'exaspération. Pour eux, une nouvelle journée d'attente ne faisait que commencer.
Au bout d'un interminable moment, Akavir décida d'engager la conversation pour tenter de briser le silence d'une part, mais surtout pour trahir un tant soit peu l'ennui féroce qui le saisissait à l'instant même. C'est pourquoi, réprimant un bâillement, il lui lança donc, sans grand espoir de nouveauté toutefois :
"-Alors, les autres, ça va?"
"-Ma foi, comme à leur habitude... Répondit Elessar dans un énième soupir désabusé, qui ôta brutalement et définitivement à Akavir tout intérêt pour le reste de la conversation qui allait suivre.
"-Et bien..." Continua-t-il.
"-Bjarki a presque fini de se remettre de ses blessures, Azérhän et moi sommes encore affaiblis par nos évanouissements, toi, tu boites toujours, et Thengal s'occupe jour et nuit d'Eldarwèn qui..."
"-Qui n'est toujours pas sortie du coma?" Le coupa Akavir.
"-Non!" Cracha l'elfe d'un ton étrangement sec eu égard à son comportement habituel.
Le halfelin n'insista pas. Haussant les épaules, il conclut, d'un ton trop condescendant :
"-Elle s'en remettra. Elle est solide. C'est pas la première fois qu'elle sauve quelqu'un in extremis de la mort... Pour sûr qu'Azérhän était bien amoché... heureusement qu'elle a débarqué d'ailleurs, parcequ'une compagnie à cinq, non merci. Bon, p'têt qu'elle a un peu abusé de ses capacités mais bon, elle ne va quand même pas mourir comme ça, ce serait trop..."
"-Regrettable." Acheva Elessar avec un regard singulièrement perçant.
Un deuxième silence s'installa alors, plus gêné que le premier toutefois, et qui permit aux deux aventuriers de méditer chacun de son côté. Finalement, Elessar prit brusquement congé du halfelin, puis sortit de l'établissement sans un mot ni un regard de plus.
Et c'est ainsi que, exceptée cette conversation notable, rien ne distingua plus cette humide matinée d'automne des autres, si ce n'est peut-être la morosité du groupe, encore plus mordante que de coutume. On se leva, s'habilla, mangea, s'enquit d'Eldarwèn... on but beaucoup, comme d'habitude, puis on joua aux cartes : Azérhän perdit, Akavir tricha, Thengal le réprimanda, et, finalement, Bjarki gagna le tout, comme d'habitude... Toujours rien... comme d'habitude...
La suite au prochain épisode! ... Si vous êtes sages bien sûr.